« Princesse, qu'est-ce que tu veux pour ton anniversaire » que me souffle mon père. J'ai dix ans, à ce moment-là. Est-ce que ce serait raisonnable de lui demander de faire avancer le temps plus vite pour qu'on puisse aller dès demain passer du temps en Californie et que je retrouve Mathéo? Il va me prendre pour une idiote, j'en suis certaine, alors je souris, la bouche en coeur, hausse les épaules « J'aimerais passer moins de temps à l'hôpital, tu crois que c'est possible? » que je demande, les longs cils battant en souriant, comme si je ne réalisais pas que je lui demandais l'impossible, pourtant, à mes yeux, mon père peut tout faire, il peut voler, il peut sauver les enfants, il peut ramener les gens à la vie. Mon père, il est pompier, et pour moi, mon père, c'est un magicien, c'est un mage puissant. Je sais que c'est utopique, et qu'à dix ans, j'aurais du réaliser que ça, c'était une grosse connerie. Je voulais croire, moi, aux fins heureuses dans les contes de fée. Je voulais croire qu'un jour, un chevalier en armure viendrait m'arracher des griffes de la maladie et je serais heureuse pour toujours loin des traitements, loin des départements blancs pourvus de dessins d'enfants et des infirmières gentilles, des médecins compréhensifs, qui nous cachent que l'on est tous et toutes condamnés dans notre petit lit avec des draps colorés. Je suis perspicace depuis que je suis gosse, mais rêveuse aussi, et ça entre en conflit. Ce que je sais, moi, c'est qu'avec Mathéo, je ne suis pas l'être de porcelaine qui ne peut rien faire parce que sa santé est fragile et qu'on la sent précieuse. Je peux jouer dans la boue, je peux courir dans les bois, je peux rire et me retrouver dans un centre commercial peuplé. Grand-maman a compris que j'en avais besoin, et elle garde ce secret entre elle et moi de me faire vivre trois semaines de normalité, d'une enfance insouciante, d'une enfance heureuse comme toutes les autres gamines, chaque fois qu'elle m'ouvre les bras à l'aéroport et que mes parents prennent le temps de respirer, de penser à eux. Je suis un fardeau, un fardeau qu'ils chérissent et adorent parce que je suis leur seul enfant, mais quand même. Ils sont heureux avec moi, tant et aussi longtemps qu'ils peuvent avoir ces moments de répits où ils ne s'inquiètent pas « Princesse... ». J'entends des sanglots dans la cuisine, c'est maman, encore. Elle supporte de plus en plus mal le fait qu'on doive me faire des transfusions sanguines et toute une batterie de test pour être certain que la maladie ne prend pas de force. Je gronde, parce que je suis fatiguée et que, demain, je dois aller passer la journée et une nuit d'observation là-bas. J'en ai marre. Je veux être l'été. Je veux entendre Mathéo rire, m'attraper la main et m'entraîner dans un délire de gosses. Je veux plus être malade. J'ai assez donné, elle peut pas passer au suivant?

« Tu comptais me le dire quand? ». J'émerge péniblement, me frotte les yeux, détourne la tête vers lui. Il parait si sérieux, je le reconnais à peine. Je me redresse comme je peux, m'appuyant sur son torse pour m'assoir en tailleur dans son lit. J'attends qu'il continue, j'attends qu'il s'explique, parce que je n'aime pas le ton de sa voix. Des reproches. Je m'efforce d'être pour lui tout ce qu'il mérite, d'être heureuse, pétillante, d'être vivante, parce qu'il est le seul qui me donne envie d'en prendre la peine « Je sais. J'sais pour tout, Noah ». Il me regarde pour la première fois de sa vie avec les mêmes yeux avec lesquels tout le monde me regarde. Je sais qu'il s'inquiète, je sais qu'il est en train d'analyser tous les risques qu'on a pris ensemble, toutes les activités et tous les instants qui auraient pu mal tournés. Il me regarde avec les yeux de mon père qui s'inquiète dès que je mets le nez dehors, il me regarde comme le fait ma mère qui rêve de m'enfermer dans une tour et d'y jeter la clé pour me tenir en sécurité. Il n'y a aucun plaisir à vivre dans un monde purgé de tous les plaisirs quotidiens qui ne sont pas aseptisés, je crois qu'ils l'oublient, je crois qu'ils m'oublient à force de vouloir me protéger « Je t'interdis de me regarder comme ça, T'A PAS LE DROIT, PAS TOI MATHÉO, SURTOUT PAS TOI ». Je me redresse, comme électrisée, attrapant mes jeans et les enfilant en vitesse. J'avais cru vivre le grand rêve en pouvant être systématiquement avec lui à longueur d'années depuis qu'il est arrivé à New-York, me retrouvant enfin pour quatre saisons au lieu de trois ridicules petites semaines en période estivale. Les trois meilleures de chacune des treize dernières années de ma vie. Il sort de sa torpeur, se redresse alors que je viens d'enfiler mon t-shirt et me dirige vers la porte « Attend, mais attend merde. Tu peux pas sortir comme ça! ». Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas dit qu'il m'aimait au lieu d'enfoncer le clou dans le cercueil, pourquoi? Je me libère de l'emprise de sa main sur mon avant-bras, le regard, les yeux baignés de larmes, passant la main dans mes cheveux « J'aimais le fait que je ne sois pas que ça pour toi, Mathéo. Que je ne suis pas la pauvre petite Noah fragile que l'on doit préserver de tout ce qui pourrait lui causer des emmerdes. Écoute-moi, si tu es ce que tu me permettais de fuir, on a plus rien à voir ensemble ». Mes mots ont dépassés ma pensée, et je les regrette immédiatement. Ça bouille dans son esprit, et son visage se ferme. Je voudrais m'excuser d'emblée, lui dire que je me suis énervée, mais que je veux pas avoir à me passer de lui. Je l'aime, bon dieu, j'ai Mathéo Collins dans la peau depuis que j'sais marcher correctement. Mais il prend la parole le premier, impulsif comme je le connais, fier comme je le connais, brisant un truc sans le vouloir qui nous rendait si forts ensemble « Tu crois que j'peux passer à côté du truc le plus important qui te concerne et que t'a omis d'me dire alors que j'tai toujours tout confier, tout expliquer. Merde, je t'ai parlé de lui, Noah. Je t'ai parlé de lui, j'me suis livré à toi, et tu me caches que chaque fois que je t'entraînais à quelque part, t'aurait pu me faire une crise si t'avais pas eu tes médocs sur toi. Comment j'suis sensé réagir quand j'pensais savoir qui t'était? ». Ça y est, je pleure comme une madeleine, de peine, de peur, de colère, d'amertume. Je pleure un tourbillon d'émotions, je pleure sur ce que je suis en train de détruire parce que je ne supporte plus cette attention dégueulasse comme quoi on doit me traiter en gamine parce que je pète pas la santé. J'en ai marre, je ne suis pas diminuée, je suis simplement MALADE, pas mourante, MALADE merde. Y'a quand même une nuance, non? « Je ne suis pas le fait que je passe une journée par semaine ou presque à l'hôpital. Je ne suis pas celle qui se tape une transfusion sanguine aux deux. Je ne suis pas la blonde qu'on fout sous des machines une fois par moi. Je ne suis pas que ça. Je suis Noah McCarthy, et j'ai le droit de vivre. Je veux vivre, je veux VIVRE, c'est trop demandé, ça ». Je cours dans l'escalier, j'ai laissé tellement de trucs derrière moi, mon coeur, entre autres. Parce qu'il appartient à Mathéo, il lui a toujours appartenu et il lui revient. Je cours parce que je fuis cette réalité qui me fait horreur : c'est une belle histoire que je me racontais, que je pourrais être heureuse et insouciante dans les bras du garçon que j'aimais et qui m'donnait envie de me battre, de vivre et de profiter de la vie. Qu'est-ce qu'il me reste, maintenant? Plus grand chose. Autant demander ma tour d'ivoire, finalement. Ça va m'éviter de me briser le coeur de nouveau, ce serait le bouquet, vu le fait que tout le reste du corps suit de peine et de misère...